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Évolution, révolution ou convolution : la transformation structurelle des places boursières nord-américaines

Alan Grigoletto
22 mars, 2018
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Évolution, révolution ou convolution : la transformation structurelle des places boursières nord-américaines

Selon Bill Gates, « pour toute technologie utilisée dans une entreprise, la première règle est que l’automatisation appliquée à un fonctionnement efficace en amplifie l’efficacité; la seconde, c’est que l’automatisation appliquée à un fonctionnement inefficace en amplifie l’inefficacité ».

La question de savoir quel pays a créé la première bourse est contestée. S’agit-il des Vénitiens dans les années 1300, des Belges dans les années 1500 avec leurs titres de créance commerciale, ou des Hollandais, qui émettaient sur les Compagnies des Indes orientales des billets de trésorerie facilement échangeables dans les cafés? Quoi qu’il en soit, hormis des changements progressifs mineurs en matière d’efficacité, les bourses, en tant que lieux de rencontre où l’on pouvait acheter et vendre librement des actions, sont demeurées relativement inchangées jusqu’à la fin du 20e siècle.

À partir des années 1980, l’utilisation des ordinateurs a transformé le monde boursier. Thomas Peterffy, fondateur et président du conseil d’Interactive Brokers, a été un chef de file de cette révolution informatique du calcul du prix des options, à l’époque où il était membre de l’American Stock Exchange. Les ordinateurs n’étant pas admis à la bourse, M. Peterffy devait imprimer ses valeurs théoriques d’options et les apporter sur le parquet. Tout cela change en 1983, lorsqu’il est autorisé à équiper quelques-uns de ses négociateurs de petits ordinateurs primitifs de son cru, semblables aux plateaux portables dont se munissaient les vendeuses de cigarettes du milieu du siècle dernier pour colporter des produits du tabac dans les théâtres et les boîtes de nuit.

En 2000, l’International Stock Exchange (ISE) lance la première bourse d’options entièrement électronique, conduisant les États-Unis vers la négociation électronique et l’abandon des parquets boursiers traditionnels. L’année suivante, la Bourse de Montréal réalise la migration de son système de négociation à la criée vers un mode entièrement automatisé, ce qui fait d’elle la première bourse traditionnelle d’Amérique du Nord à prendre ce virage.

C’est au début du 21e siècle que vont diverger les chemins jusque-là parallèles des bourses canadiennes et américaines. Depuis longtemps, les bourses d’options aux États-Unis respectaient un engagement d’honneur selon lequel elles s’abstenaient d’empiéter sur les inscriptions de leurs consœurs, ce qui leur assurait un pouvoir d’établissement des prix quasi monopolistique. Le processus de sélection des inscriptions était alors similaire au repêchage pratiqué par la NBA. Or, cela change complètement en 2000, lorsque, par une série de mesures réglementaires et d’ententes de règlement, la Securities and Exchange Commission (SEC) ordonne à toutes les bourses américaines de coter les produits de leurs homologues. La course aux parts de marché qui s’ensuivit parmi les bourses entraîna une foule d’effets pervers découlant de la loi des conséquences imprévues, dont une multiplication des règles et la création de nouvelles bourses. La nécessité d’une connectivité entre les bourses afin d’assurer aux clients les meilleurs cours ouvre alors un nouveau chapitre technologique pour ces multiples marchés. Les courtiers se voient offrir une rémunération pour l’acheminement des ordres à titre d’incitation à choisir un mainteneur de marché plutôt qu’un autre, ou le barème de prix d’une bourse plutôt que celui d’une autre, tant que cela ne contrevient pas à l’exécution au meilleur cours. Cette pratique, moins pernicieuse qu’il y paraît, avait la bénédiction des autorités de réglementation. Ces paiements permettaient aux courtiers exécutants de réduire leurs coûts et d’offrir à leur clientèle de formidables innovations en matière de logiciels et d’outils de négociation. La concurrence au sein des bourses a inévitablement eu pour effet de réduire les écarts et d’abaisser les frais d’exécution des clients, mais désormais seuls les mainteneurs de marché les plus sophistiqués pouvaient dégager un profit régulier. Pour les négociateurs à la criée, ce moment « darwinien » a marqué le début de la fin d’une époque où ils avaient régné en rois et maîtres.

En 2002, Luc Bertrand, Philippe Loumeau et William Easley de la Bourse de Montréal, ainsi que plusieurs responsables de la Boston Stock Exchange, m’ont demandé de prendre en main les initiatives de développement commercial d’une nouvelle bourse d’options entièrement électronique aux États-Unis, ce que l’avènement des inscriptions multiples rendait possible. C’est ainsi qu’appuyée par l’investissement et l’accompagnement de Thomas Peterffy et de plusieurs grandes maisons de courtage, la Boston Options Exchange (BOX) a vu le jour. Pour la première fois, une bourse étrangère était responsable de l’ensemble des opérations techniques quotidiennes d’une bourse américaine. Cette collaboration canado-américaine a suscité son lot de moments d’humour et parfois de frustration, pendant la période où nous avons tous dû apprendre à composer avec une autre culture. BOX était sans contredit une pionnière : elle avait conçu le processus d’amélioration des cours qui permettait de tenir des enchères sur l’écart entre le cours acheteur et le cours vendeur. L’imitation étant le plus beau compliment, presque toutes les bourses américaines ont aujourd’hui leur propre version des enchères d’amélioration des cours. Nombreux sont ceux qui ont affirmé que les neuf bourses qui ont suivi BOX n’ont rien apporté d’original ou d’innovateur. Bien sûr, ces nouveaux marchés offraient des avancées technologiques, comme l’augmentation de la vitesse d’exécution et l’accès en colocalisation, mais leur véritable attrait résidait dans un modèle ciblé d’établissement des prix, y compris celui de ces enchères internes.

L’aspect positif de cette vague de changement a été la croissance explosive du secteur des options. En 2008, 3,58 milliards de contrats ont été négociés, soit l’équivalent du volume total des 24 premières années. L’inconvénient, qu’il était impossible de prévoir, a été la création jusqu’à présent de 14 bourses d’options américaines, chacune ayant ses propres mécanismes de tarification afin d’attirer les segments de l’activité tant individuelle qu’institutionnelle. Et ce n’était que le début : elles se livraient aussi concurrence afin de recruter des mainteneurs de marché capables d’offrir des cotes concurrentielles. Étant donné le nombre plus restreint de fournisseurs de liquidité disposés à fournir des cotes à 15 places boursières différentes, voire simplement capables de le faire, les écarts jadis étroits s’élargissent de nouveau. Nul besoin d’être expert en structure de marché pour pleinement saisir que, lorsqu’un même mainteneur de marché cote tous les prix d’exercice pour l’ensemble des bourses, il est exposé à un risque catastrophique en cas d’erreur de calcul ou de défaillance informatique. Les mainteneurs de marché, afin de pouvoir fonctionner et survivre, ont réagi non seulement en élargissant l’écart entre le cours acheteur et le cours vendeur, mais aussi en réduisant le nombre de bourses auxquelles ils offrent des cotations et le nombre de prix d’exercice cotés pour un sous-jacent donné. De nos jours, dans bien des cas, l’écart ne donne qu’une vague idée du marché, tandis que les cours sont réellement déterminés dans les enchères d’amélioration des prix. L’investisseur individuel n’est toutefois pas pénalisé, parce que son bloc de titres est généralement modeste et que le marché est amplement liquide; par contre, le participant institutionnel est fortement touché par ce qu’affiche son écran. La solution, bien sûr, consiste en l’augmentation du nombre de mainteneurs de marché, mais le coût de leur automatisation totale est devenu prohibitif, de sorte que peu de mainteneurs de marché d’options ont fait leur entrée en scène depuis six ans et que plusieurs fournisseurs de liquidité importants ont abandonné la partie en raison de la complexité et du risque auxquels ils doivent faire face. On se rend compte maintenant, à regret, que la multiplication des bourses n’est pas universellement souhaitable.

 

Le marché des actions aux États-Unis est réparti sur quelque 11 bourses et près de 50 systèmes de négociation parallèles. Cet éparpillement se répercute sur la liquidité et nuit à la qualité du marché, ce qui entraîne une réduction de la participation à celui-ci. En 2015, Luis A. Aguilar, commissaire de la SEC, déclarait ce qui suit au sujet de la structure du marché des actions des États-Unis dans un communiqué intitulé U.S. Equity Market Structure: Making Our Markets Work Better for Investors (https://www.sec.gov/news/statement/us-equity-market-structure.html) : « Sa nature fortement décentralisée […] est l’un de ses aspects fondamentaux que de nombreux participants au marché ont critiqués. » Il ajoutait : « Par ailleurs, il est indéniable que nos marchés des actions n’ont jamais fait l’objet de critiques plus virulentes et généralisées. On les a qualifiés de “détraqués”, de “chaotiques”, voire, ce qui est peut-être le plus inquiétant, de “truqués”. Ce qui est particulièrement troublant, c’est que ces critiques proviennent non pas de profanes mal informés, mais bien de membres chevronnés de l’industrie. » Bien que cette analyse porte sur les marchés d’actions, les marchés d’options fonctionnent à peu près de la même manière, et la fragmentation produit le même effet sur leur qualité.

Les progrès technologiques ont facilité comme jamais auparavant la négociation et le placement pour le grand public. La négociation d’options, en particulier, a connu une croissance séquentielle attribuable en partie aux applications logicielles qui permettent aux investisseurs de visualiser facilement sous forme de diagrammes leurs opérations, ainsi que le risque et les rendements qui y sont associés, à partir d’un téléphone ou d’une tablette. Quoi que l’on dise au sujet des réussites technologiques au sein des marchés financiers, la réglementation demeure le facteur d’influence prépondérant sur ce secteur d’activité. La crise financière, comme on le sait trop bien, a entraîné une déferlante de réglementation qui a fait augmenter les coûts d’exploitation de tous les participants aux marchés. Ironiquement, l’un des objectifs principaux de la loi Dodd-Frank était d’amener les dérivés hors cote à la lumière de la compensation centralisée. On assiste à l’heure actuelle exactement à l’inverse : c’est la négociation des dérivés hors cote qui a pris de l’ampleur, en partie à cause de l’absence de liquidité sur les marchés cotés et du fait que ces instruments rapportent davantage aux émetteurs que les produits cotés en bourse.

La proposition qui pourrait entraîner l’écroulement de ce fragile édifice est celle des règles du ratio de liquidité à court terme proposées par le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, qui ne prévoient aucune réduction des exigences de marge à l’égard des positions contraires sur options. Une position sur options globale a beau être entièrement couverte, elle est néanmoins traitée comme une position vendeur et une position acheteur distinctes. John Fennell, vice-président directeur de la gestion du risque financier de l’OCC, a récemment fait la déclaration suivante : « Nous commençons maintenant à voir des signes de cette évolution puisqu’un certain nombre de membres de la compensation générale ont déjà mis fin à leurs activités tandis que d’autres réévaluent leur modèle d’affaires. » Toutes les parties prenantes s’opposent à cette mesure de crainte que ce qu’il reste des participants au marché coté juge que les coûts ne justifient plus qu’ils poursuivent leurs activités.

 

Une chose est certaine : lorsque vous lirez cet article, la structure du marché tant au Canada qu’aux États-Unis aura déjà subi de nouveaux changements.

 

 

 

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Alan Grigoletto

CEO

Grigoletto Financial Consulting

Alan Grigoletto est le chef de la direction de la société Grigoletto Financial Consulting. Il est expert du développement des affaires auprès de particuliers et de groupes financiers d’élite. Il est l’auteur de plusieurs articles sur des questions financières d’intérêt pour les bourses canadiennes, les courtiers en placement et les communautés de conseillers en plus d’avoir écrit et publié du matériel éducatif destiné à des auditoires américains, italiens et canadiens. Il a déjà été vice-président de la société Options Clearing Corporation et responsable de la formation de The Options Industry Council (OIC). Avant son passage à l’OIC, M. Grigoletto a été vice-président principal du développement des affaires et du marketing à la Boston Options Exchange (BOX). Auparavant, il avait été associé fondateur de la société de conseils en placement de Chicago, Analytic Capital Management. Il compte plus de 35 années d’expérience dans les opérations boursières et les placements en tant que teneur de marché d’options, spécialiste des marchés boursiers, négociateur institutionnel, gestionnaire de portefeuille et éducateur. M. Grigoletto a précédemment été gestionnaire de portefeuille pour les portefeuilles S&P 500 et MidCap 400 de Hull Transaction Services, un fonds d’arbitrage neutre. Il possède un savoir-faire considérable dans la gestion du risque de portefeuille ainsi que de fortes capacités analytiques pour tout ce qui touche les actions et les instruments dérivés des actions (produits dérivés). M. Grigoletto est titulaire d’un diplôme en finances de l’Université de Miami et a été président du Conseil du STA Derivatives Committee. Par ailleurs, il est membre du comité directeur de la Futures Industry Association et il est régulièrement invité à titre de conférencier dans des universités, ainsi que par la Securities Exchange Commission, la CFTC, la US House Financial Services Committee et l’IRS.

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